Soudain, notre guide Nathalie, fusil à l’épaule, en silence, pointe de son index le pied de la montagne ! Ce point en mouvance, qu’est-ce que c’est ? On n’y croit pas mais, c’est bien lui, progressant parmi un enchevêtrement de glaces fracturées, c’est lui….. Nanuk, le redoutable et redouté ours polaire. Dès lors on oublie le froid qui nous enveloppait durant l’attente. On oublie l’envie d’un café fumant…. On oublie tout, concentré sur cette masse blanchâtre qui se dirige vers nous d’un pas assuré !

           Massif, majestueux dans ce paysage dramatique, il avance lentement, relevant le museau pour mieux humer l’air qui le guide jusqu’à sa proie ! Hésitant, il prend un élan pour franchir un passage en eau libre. Il bondit, la glace cède sous son poids, il se redresse, et accède à une parcelle épaisse et solide, fourrure ruisselante. Maintenant il est proche, 70 m... 80 m ? Nous sommes sur le qui-vive, prêts à déguerpir au moindre signe de danger. Il hume encore l’air dans notre direction puis tourne la tête et chemine vers la carcasse de narval abandonnée par des chasseurs Inuits.

          Le silence s’installe. Nous retenons notre souffle. Non, je ne rêve pas, nous sommes au royaume de Thulé, à la table de son monarque ! Le temps d’une dégustation et Messire reprend son chemin vers l’horizon, droit sur un soleil pâle qui remonte timidement dans le ciel. Il est plus de 3 heures du matin ! Reprenant la même direction, nous rentrons au camp, les yeux portés sur cette imposante silhouette qui s’éloigne comme elle s’était approchée.

          À l’instar du Sahara, cette zone polaire sait produire ces illusions d’optiques. Les mirages arctiques ont trompé nombre d’explorateurs et navigateurs chevronnés comme Ross ou Peary qui se sont fait piéger par un relief fantôme comme si l’Arctique voulait se protéger de toute incursion étrangère. Ce phénomène appelé aussi fata morgana est assez particulier. Il est le résultat de conditions atmosphériques qui courbent la lumière et renvoient l’image d’un objet (montagne, bateau, iceberg etc.) au-dessus de ce même objet. Ces conditions sont connues sous le nom d’inversion de température : l'air froid se trouve près du sol et l'air plus chaud tout au-dessus, ce qui produit cet effet trompeur.

          Pris par la tempête pour notre retour vers Pond Inlet, j’observe Jack, agir pour nous sortir des mauvaises passes, franchir les larges fissures de la banquise, tracter nos motoneiges pour les dégager de la slush et des autres pièges tendus par le vent, la pluie mais aussi le réchauffement. Nous mettrons plus de 7 heures pour rentrer à Pond Inlet !

          Ces quelques jours d’exploration sur la banquise, en qamutiq, m’ont fait découvrir à quel point l’Arctique est un endroit envoûtant, fascinant, sublime. L’Arctique est intense mais fragile. À l’approche de l’été, on y perd la notion du temps avec le Soleil qui ne se couche jamais. Au Zénith, il fait étinceler neige et glace. Il écrase les reliefs et nous aveugle. À l’heure où il rase l’horizon, il étale, comme un baume apaisant, une lumière aux nuances de parme que tout le paysage absorbe en reprenant ses formes ! Dès lors on peut voir une fine glace se reformer à la surface de l’eau. Comme dans nombre de déserts, l’atmosphère cristalline vous fait perdre toute notion des distances dans cette fragile transparence.

          Cette immensité étourdit, donne le vertige parfois mais l’immobilité et le silence qui s’en dégagent, apaisent l’âme tourmentée. Malgré l’absence totale de végétation, je ne peux m’empêcher d’imaginer qu’une vie intense réside sous la glace, dans le Monde du Silence. Invisible, je n’en perçois les sons qu’avec le sonar à notre disposition. Casque sur les oreilles, la complainte du phoque et du narval explose à mes oreilles…! Ce chant me parvient comme une longue plainte ! Un sanglot ! Qui nous dira ce que ces accords signifient ?

          Sur la banquise l’essentiel de la vie reprend ses droits. On est déconnecté de tout… oubliez Facebook, courriels, téléphone, tweet, douche et compagnie ! Ici est l’authenticité de la vie, celle qui vibre en nous depuis la nuit des temps, celle qui a soif, qui a faim, qui rit, chante ou pleure devant tant de beauté! Celle qui a peur lorsque les éléments sont déchaînés.

          La musicalité de l’Arctique est, et sera toujours, dans le regard de l’Inuit qui, tel un miroir, nous en renvoie les harmonies. Elle est dans sa démarche calme et franche en toutes circonstances, dans son sourire et dans son rire dont les éclats font vibrer l’air figé dans la froideur ! Depuis plus de mille ans, l’Inuit apprivoise l’Arctique. Il a conquis ce royaume pas à pas comme dans un film au ralenti, avec prudence, respect. Il sait qu’on ne lutte pas contre les éléments alors il compose avec eux ! L’enseignement inuit a été des plus précieux à l’ère des grandes explorations. Il est malheureux que nous l’ayons compris si tardivement. Je pense aux navigateurs, explorateurs, prospecteurs des siècles et décennies passées, à leur méfiance face aux peuples autochtones. Qu’auraient-ils rapporté de leurs expéditions polaires sans l’Inuit ?

          Tant et aussi longtemps qu’il y aura des Inuits, qu’il y aura un Jack dans l’Arctique qui initie son neveu, nous pourrons continuer d’espérer pour l’avenir boréal qui semble précipité vers un incontournable abîme.

                           

Un sentiment de culpabilité m’envahit alors que résonnent en moi les paroles d’Akinisi de Richard Desjardins : «Je suis une légende et toi t’es une affaire ! Je te donne l’éternité et tu me donnes une bière! Dans la toundra, y’a des bons gars.».

          Quelques oies blanches passent au-dessus du cap Graham et nous rappellent que l’été approche. Tout va se diluer dans ce mois de juin estival et l’Océan envahira de nouveau pour quelques mois le détroit d’Eclipse forçant l’ours à regagner la terre ferme, le phoque la mer et les rochers. Les eiders et marmettes iront alors nicher dans les falaises de l’île Bylot. Le cycle de la vie se perpétue au fil des saisons.

          Dans le souffle tiède de ce printemps septentrional, je surprends un murmure inuqtitut venu de loin, venu de la nuit des temps ! Inuit et Arctique échangent leurs secrets. Ils parlent de silence, d’immensité, d’authenticité, d’humanité. Ensemble, ils parlent d’ÉTERNITÉ.

 

 

Et n’oubliez pas : Un problème…? mettez-ça dans votre sac de couchage !